04 Mai 2021

L’Austronésie : de Madagascar à l’Ile de Pâques, un espace en devenir ?

Pays et régions

L’Austronésie est un terme rarement utilisé par les anthropologues ou les linguistes. Cet ensemble hétérogène rassemble pourtant un vaste héritage culturel. Passage en revue des convergences …et des nouvelles lignes de fracture.

L’Austronésie : de Madagascar à l’Ile de Pâques, un espace en devenir ?

Il est souvent méconnu que le malais-indonésien, le tagalog ou le malgache appartiennent aux langues austronésiennes. Parlées par près de 5 % de la population mondiale, ces langues représentent, par le nombre de locuteurs, la 5ème famille linguistique de notre planète. Elles sont aussi, de Madagascar à Hawaï et jusqu’à l’Ile de Pâques, l’une des plus dispersées géographiquement. A lui seul, le malais-indonésien serait avec près de 300 millions de locuteurs la 8ème langue la plus parlée au monde.

La matrice taïwanaise

La parenté entre ces langues a été relevée il y a déjà plus de trois siècles par des philologues et explorateurs hollandais. Une proto-langue aurait été parlée il y au moins 6 000 ans dans le sud-est de Formose, venant elle-même des plaines côtières du sud de la Chine et du nord du Viêt Nam. De Formose, un groupe serait sorti il y a 4 000 ans pour s’établir aux Philippines, puis progressivement vers l’archipel indonésien et le Pacifique. Sur les 10 groupes de langues de cette famille, 9 proviennent de Taïwan, où elles sont aujourd’hui menacées. L’hypothèse d’une souche taïwanaise repose sur la constatation qu’il existe davantage de variations entre ces 9 langues, qu’entre l’ensemble des autres langues austronésiennes. Qui regroupent quand même … plus de 1 200 langues différentes !

 

Austroneske jazyky

 

Des structures communes

Parmi les caractéristiques communes, mentionnons un inventaire phonologique plutôt simple, une syntaxe tendant à positionner le verbe en début de phrase (polynésien, malgache, tagalog), même si d’autres structures (« sujet-verbe-complément ») sont aussi répandues. Sur le plan grammatical, elles ont deux caractéristiques : le « thème » (« focus » en anglais) et l’aspect verbal. Le malais-indonésien ou le tagalog utilisent communément certains procédés morphologiques comme l’affixation, ou encore le redoublement, ce dernier embrassant un champ sémantique particulièrement large pouvant désigner le collectif, la pluralité, la généralisation, la réciprocité, l’insistance ou encore l’affaiblissement du sens …

Nous avons par exemple en indonésien : orang : « une personne », orang-orang : « l’ensemble des personnes ». Ou encore en saisiyat (langue de Taïwan) : but : « une pierre », mais bat-bato-an : « un endroit rempli de pierres ». Autre exemple, le mode de détermination des liens entre interlocuteurs : l’indonésien et le tagalog distinguent ainsi entre le pronom « nous » (qui comprend la personne à qui on parle : kita) et le pronom « nous » (qui ne la comprend pas : kami). Les linguistiques s’attachent à reconstituer des mots proto-austronésiens, ancêtres théoriques des langues actuelles. Quelques exemples de mots proto-austronésiens : mata (l’œil ou la source, mata-hari étant « l’œil du jour » ou plus justement « la source du jour », i.e. le « soleil »), telu (le chiffre « trois »), lima (« main » ou « cinq ») ou encore sikan (« poisson »).

Grands navigateurs et migrations anciennes

Comment ce vaste ensemble linguistique est-il apparu ? Il résulte avant tout d’un mécanisme social dans lequel le puîné, qui ne peut diriger le groupe puisque c’est son aîné qui le fait, quitte le groupe pour fonder le sien. Ce modèle peut notamment s’appliquer au défrichement de Java. Quelles autres circonstances et quelles motivations animaient ces navigateurs sur leurs pirogues à balanciers (les waka) ? Quand eurent-elles lieux ? La mondialisation n'est pas un phénomène récent et ces migrations anciennes restent entourées de mystère. Les guerres d’une part, mais plus sûrement le commerce et la raréfaction des terres jouèrent un rôle dans un espace morcelé et insulaire. Les peuples voyagèrent avec leurs langues et leurs techniques (rizières inondées, cases sur pilotis …), leurs « graines » (millet …), leurs cuisines voire leurs musiques et leurs danses.  Des traits communs sont observés dans les populations aborigènes (chasses de têtes, chamanisme …) et leurs structures. On retrouve notamment à Bornéo des sociétés à chefferie, avec rituels de classe d’âges, appelées à former des guerriers.

Ces contacts anciens ont transformé ces populations qui échangèrent gènes, biens, idées et technologies. Une étude du CNRS confirme des similitudes entre le génome de la population malgache et ceux d’une soixantaine de populations d’Asie insulaire, dont une trentaine de populations indonésiennes, notamment du sud de Bornéo (PCAS, Genomic landscape of human diversity across Madagascar, 2017) … alors que les marins et marchands qui se rendaient sur la côte orientale de l’Afrique et à Madagascar étaient javanais et malais.

Une proximité culturelle

Au-delà des aspects linguistiques, soulignons de remarquables correspondances. L’analyse des profils culturels, par exemple entre Madagascar et l’Indonésie, révèle une proximité évidente. Que ce soit dans le rapport à la société (importance de la distance hiérarchique, application contextuelle de la règle, notion du « collectif / groupe »), au travail (raisonnement plutôt empirique, gestion du temps flexible, prise de risque modérée) ou dans les rapports aux autres (relations professionnelles axées sur la personne, communication très implicite, importance du consensus, intériorisation des émotions).

 

Des économies peu intégrées

L’ensemble austronésien rassemble près d’un demi-milliard d’êtres humains, avec une forte croissance démographique et urbaine, même si l’Indonésie, dont la population constitue la moitié des locuteurs de langues austronésiennes, a effectué sa transition démographique et la croissance de sa population diminue. Pourtant, au-delà des héritages culturels, les échanges commerciaux entre pays austronésiens restent modestes. Ils ne représentent qu’au maximum 12 % des exportations (pour l’Indonésie), voire seulement 2 % (pour Madagascar).

Madagascar reste économiquement à l’écart de cet ensemble. L’Ile Rouge exporte par exemple vers l’Indonésie des clous de girofle, de l’huile, du cacao et du coton. L’Indonésie livre de l’huile de palme, du savon, des pâtes, du papier… le tout pour à peine quelques dizaines de millions de dollars. L’ambassade d’Indonésie rappelait l’été derniers les quelques programmes de coopération mis en place. Ils sont modestes : dans le maritime, la pêche, la défense nationale et la culture. Quant à la Malaisie, elle a ouvert son consulat en septembre dernier. Mais si Taïwan et la Malaisie sont généralement les premiers partenaires économiques parmi les pays austronésiens, leur dynamisme n’est pas pour autant tourné vers l’Austronésie.

Un ensemble fracturé

Avec sa topologie fragmentée (archipels parsemés de milliers d’îles, péninsules, détroits…) de profondes divisions traversent l’espace austronésien. Pourtant, la mer a longtemps été un lien constitutif de cet ensemble. Nombre de langues austronésiennes sont aujourd’hui menacées, et Taïwan, de culture massivement chinoise, notamment après l’arrivée du Kuomintang en 1949, se cantonne surtout dans un rôle de conservatoire ou de recherche sur le sujet. Les aborigènes austronésiens, historiquement dans les montagnes de l’intérieur, ne représenteraient qu’entre 2 % et 4 % de la population de l’île.

Aujourd’hui, Taïwan (culturellement et économiquement), la Malaisie (en mélangeant fatalisme – futilité de la résistance à Pékin - et opportunisme) ou encore les Philippines du président Duterte, se tournent résolument vers le monde chinois. Les minorités chinoises rassemblent 25 % de la population malaisienne. Et même si, sur fond de nationalisme exacerbé, des rivalités se focalisent sur les îlots Spratley, Paracels ou autres Scarborough shoals, avec des prétextes économiques (pêches et exploitation d’hydrocarbures), la signature du RCEP, en novembre 2020, confirme le découplage entre réalisme économique et positions politiques face à la Chine.

Les religions contribuent aussi à fracturer cet ensemble. De la période coloniale, Madagascar et les Philippines ont recueilli des héritages catholiques forts alors que les colons protestants anglais ou néerlandais n’ont laissé que des traces modestes dans l’espace malais-indonésien. L’Indonésie, qui se veut pluraliste avec près de 10 % de chrétiens, est devenu le premier pays musulman de la planète, avec naturellement une religiosité fortement marquée par la culture locale. De nombreux réseaux de missionnaires chrétiens, bouddhistes ou musulmans sont très actifs (et en concurrence) dans la région.

Enfin, Madagascar est sensiblement tournée vers l’Afrique et l’Europe, alors que les Philippines affirment leur ancrage vers le Pacifique, et les Etats-Unis. L’anglais y est langue officielle depuis 1901.

L’espace austronésien impressionne de prime abord, par le poids de son héritage et son étendue humaine et culturelle. Pourtant, il reste essentiellement linguistique. Il s’agit d’un ensemble qui ne se reconnaît pas comme tel, et qui semble inexorablement se diviser, même si, de façon remarquable, l’archipel indonésien a su se maintenir comme espace culturel et économique. L’Austronésie se déchire ainsi sous le poids nouveau (ou retrouvé) de la Chine, les héritages coloniaux et religieux et des dynamismes économiques différents. Les niveaux de développement très hétérogènes entraînent par ailleurs des mouvements migratoires (Indonésie et Philippines, pays de départ vs. Malaisie et Singapour (à 75 % chinoise), pays d’arrivée). Ces migrations sont elles-mêmes génératrices de nouvelles interdépendances.

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