15 Juin 2021

Regards interculturels dans l’Europe post-communiste

Pays et régions

Pologne, Ukraine et Tchéquie entretiennent parmi les nations slaves des liens essentiels. « Géométrie de la mort », une série diffusée en 2020 par la chaîne Arte, propose une certaine vision croisée 30 ans après la chute du communisme.

Regards interculturels dans l’Europe post-communiste

Trois enquêteurs de nationalités différentes se rencontrent et nouent des liens mettant en scène Varsovie, Prague et Odessa. Ce thriller présente, pour reprendre France Inter, « la radiographie d’une Europe de l'Est contemporaine, héritière d’un passé dont elle ne s’est pas encore toujours remise ». Le visage changeant de cette autre Europe y est peint en détail, des bas-fonds aux hautes sphères corrompues. L’enquête devient prétexte pour considérer les regards (et les questions) que se posent sur eux-mêmes ces trois pays en mutation.

Des Slaves … parlant anglais

Première caractéristique de la série : la langue, ou plutôt les langues, puisqu’il y en a cinq, toutes naturellement en VO sous-titrées par Arte. Le polonais, le tchèque et l’ukrainien bien sûr, mais aussi l’anglais, nouvelle langue véhiculaire qui remplace définitivement le russe … qui subsiste quand même dans des scènes à Odessa.

Polonais, Tchèques et Ukrainiens sont pourtant proches en tant que langues slaves. Comme de nombreux pays voisins, Ukrainiens et Polonais ont une histoire commune douloureuse, faite d’unions (traité de Lublin en 1569) mais aussi de déchirements, rendant compliqué le recours à la langue du voisin pour communiquer et la préférence pour une langue tiers. Fin 2019, un débat a d’ailleurs secoué la Pologne entre les expressions « na Ukrainie » et « w Ukrainie ». Les deux expressions veulent dire « en Ukraine », mais la première (la plus usuelle) fait davantage référence à une province (ou une île) et la seconde à un pays. Le « na » indiquant cependant aussi une familiarité, une proximité et pas nécessairement une subordination.

De nombreux Polonais pourraient se lancer dans une conversation avec un Tchèque et des Polonais font de l’humour avec « l’accent tchèque », comme les Français avec les Belges. Pourtant dans la série présentée par Arte, les inspecteurs ne communiquent qu’en anglais, montrant leur adhésion à la « communauté globale ». Dans la relation complexe entretenue entre les deux langues, le « grand » pays n’influence pas toujours le « petit ». Rappelons par exemple que la naissance officielle de la Pologne (son baptême de 966) date du mariage de Mieszko Ier avec une princesse de Bohème … dont le frère Tchèque devint le premier archevêque « Polonais » (et influençant en profondeur toute la langue liturgique polonaise). Ou que les premiers professeurs de l’Université de Cracovie, première université polonaise (1364), venaient de l’Université Charles IV à Prague.

Quelle vision du post communisme ?

La série d’Arte met en scène une Varsovie de gratte-ciels1  et d’hommes d’affaires corrompus, cochant toutes les cases d’un certain modernisme occidental. L’enquête polonaise y est conduite avec brio par l’héroïne de la série, énergique et talentueuse qui bouscule les milieux de la production audiovisuelle. Par opposition à Varsovie, Prague se présente comme une capitale de traditions et de culture, avec cette fois un enquêteur vieillissant qui recule l’âge de sa retraite. Les scènes de Prague sont baignées d’histoire, celles de Varsovie se déroulent dans une métropole tournée vers le XXIème siècle. Odessa reste, elle, à la périphérie, si belle pourtant, pas seulement avec ses fameuses marches ou son opéra (mais les références au « Cuirassé Potemkine » ou à « l’Homme à la Caméra » renvoient à des ères révolues), mais aussi dans sa dérive et ses bords de mer délaissés. Entre la Varsovie futuriste et une Prague férue de son héritage, Odessa paraît perdue, consciente de ce qu’elle pourrait offrir mais hantée par sa misère. La corruption y est généralisée, la population y rêve d’exil, aimantée par la moderne Pologne (même si l’intrigue commence avec le meurtre d’une Polonaise … à Odessa). L’enquêteur ukrainien est, lui, un jeune homme ténébreux, bagarreur et séduisant, aussi désespéré qu’ivre de vie.

Musiques et ruptures familiales comme convergences culturelles

Dans le labyrinthe de l’enquête, la musique joue un rôle à part, rapprochant les cultures. L’actrice principale polonaise est la fille d’un virtuose, auquel elle s’oppose et qu’on ne voit jamais. Elle-même guitariste, elle interprète dans la série des morceaux qui se prolongent dans la scène suivante, dans un autre pays. Rejetant son père, elle écoute pourtant ses interprétations classiques, notamment de compositeurs Tchèques, que reconnaissent ses interlocuteurs à Prague, quelle que soient leur sociologie (enquêteur amateur d’opéra, mannequin…). L’enquêteur Ukrainien interprète aussi de la musique, mais loin de cet univers, avec des scènes où il se défoule sur sa batterie avec rage.

Autre point de convergence : l’isolement des personnages, tous abandonnés, sans famille ni enfants, ou à peine. Autant que l’intrigue policière, leur misère affective rapproche les trois enquêteurs. Partout, les générations sont en rupture, les enfants coupés de leurs parents, les plus jeunes dans l’incapacité de former un couple. On y voit le vieillissement de la Tchéquie autant que les baisses démographiques records de la Pologne ou de l’Ukraine, elle-même pénalisée par la Tchéquie et la Pologne qui attirent une main-d'œuvre ukrainienne culturellement proche. On peut voir aujourd’hui en Ukraine des panneaux publicitaires incitant à migrer, en vantant les avantages d’un travail en République Tchèque.

Malgré le renouveau religieux observé après la chute du communisme, la religion est la grande absente de la série. Le christianisme orthodoxe ukrainien n’est pas plus évoqué que les catholicismes polonais ou tchèque. La République Tchèque est d’ailleurs très différente de la Pologne sur cet aspect. La Pologne se reconnait comme le pays le plus "croyant" et pratiquant d'Europe, la Tchéquie comme le pays le plus athée au monde. La religion n’est jamais mentionnée, malgré sa résurgence contemporaine et son rôle historique dans la constitution des identités nationales, y compris actuelles. Rappelons que face à une Kiev tournée vers Rome, ce sont des paysans ukrainiens fidèles à l’orthodoxie qui, se faisant Cosaques, s’organisant et en battant la Pologne assoiront leur autonomie (en s’alliant aux Russes) et donneront naissance à une Ukraine… vite vassalisée par Moscou.

Finalement, que nous dit cette mini-série sur les regards croisés que se portent ces trois cultures, éclatées entre le poids de l’histoire et un modernisme aussi attirant que corrompu ? La traduction de son titre polonais (Zasada przyjemności, soit « le principe de plaisir ») suggère, dans un clin d’œil freudien, l’impossibilité pour les protagonistes de s'extraire du rêve ou de l’hallucination. Pas seulement les criminels qui laissent libre cours à leurs pulsions, mais aussi les enquêteurs, leurs cultures et les villes toutes entières en toile de fonds.

 

1 La Tour Varso qui sera fini en 2022 est d’ores et déjà, avec 310 mètres, le plus haut gratte-ciel d’Europe.

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